Bruno Marzloff: Les équipements de la route à l'épreuve des pratiques émergentes de mobilité

Le 30 mai 2018, le sociologue spécialiste des questions de mobilité et fondateur du cabinet d'étude Chronos, Bruno Marzloff, était l'invité du Syndicat des Équipements de la Route à l'occasion de son assemblée générale annuelle. Il a été interrogé sur le thème des « Équipements de la route à l'épreuve des pratiques émergentes de mobilités ». Au regard des évolutions technologiques à venir et des mutations sociétales en cours, il a également pu expliquer ce que seront d'après lui les mobilités de demain et les espaces où elles pourraient se déployer.

EN ROUTE VERS LA SMART CITY

Aly Adham, ré-élu le matin même pour un second mandat à la présidence du SER, a ouvert la conférence par un discours introductif, remerciant les adhérents du syndicat pour leur confiance et rappelant l'importance des synergies actuellement à l'oeuvre entre l'ensemble des acteurs de la route. « J'appelle nos adhérents et l'ensemble de nos partenaires à partager une vision commune de l'avenir de la route et des mobilité de demain », a-t-il insisté avant de laisser la tribune à Bruno Marzloff. Ce dernier, interrogé par le journaliste Nicolas Rossignol a commencé son intervention en définissant le cadre qui place aujourd'hui de nombreux acteurs de la route, des transports et des mobilités, mais aussi les usagers eux-mêmes, face à de nouveaux enjeux et défis de mobilité. Ce cadre, c'est notamment celui de la smart city, ou ville intelligente. « On a tendance à assimiler le numérique, et uniquement le numérique, à cette terminologie de la smart city. Or il faut dépasser cela, en n'omettant pas de rappeler toutefois qu'aucun secteur n'échappera à l'emprise du numérique, a jugé important de préciser Bruno Marzloff. La smart city, ce sont surtout des défis, et parmi eux, un en particulier : la congestion automobile. C'est une difficulté voire un cauchemar qu'affrontent actuellement toutes les villes dans le monde ».
Afin d'illustrer son propos, il s'est appuyé sur l'exemple d'un appel à projet international annoncé récemment par le Forum métropolitain du Grand Paris portant sur le devenir des autoroutes, du boulevard périphérique et des voies rapides du Grand Paris. Des équipes pluri-disciplinaires composées d'architectes, d'urbanistes, de sociologues et même d'auteurs de science-fiction (puisqu'il s'agit là de prospective) sont appelés à imaginer et anticiper ce que sera la mobilité de demain et ce que pourraient devenir ces grands axes très largement engorgés. « On peur parler ici, comme le mentionnait Valérie Pécresse, de « trombose » du système routier et de transport en commun, a ajouté le sociologue. Il va falloir être intelligent pour trouver des solutions qui ne se limiteront pas au numérique mais qui doivent nous tourner vers d'autres perspectives ».

DEMAIN LA VILLE SERA FLUIDE, APAISÉE ET SERVICIELLE

Dans un contexte similaire et sous l'impulsion de sa maire Marianne Borgen, la ville d'Olso a décidé quand à elle d'éradiquer les voitures de son territoire à l'horizon 2019, a poursuivi Bruno Marzloff. Première mesure : suppression de tous les stationnements automobiles. Puis, enrichissement de l'offre de transports publics. Enfin, remaniement structurel et urbanistique de l'ensemble de la ville. « Une rue intelligente doit apporter tout un ensemble de réponses, à la fois aux usagers de la ville, mais aussi à ceux qui sont en charge de sa maintenance et de son développement, a analysé l'invité du SER. Cette ville et cette rue intelligente doit faire coexister différents modes de transports (vélo, scooters, piétons, transports publics variés, taxis et VTC...), assurer les déplacements et l'accès à l'ensemble de l'espace public... Tout cela dans un système fluide et apaisé ».
En parallèle c'est vers une ville servicielle que l'on se dirigerait, une ville offrant une large gamme de services (applications, connexions et plates-formes d'accès en tout genre comme Uber, Airbnb...) et un monitoring généralisé de la ville (capteurs, caméras, IOT...) dont les informations peuvent être utilisées afin d'organiser les trafics, les parcours, les déplacements, etc. « C'est une économie qui prend le pas, progressivement, sur l'économie des infrastructures », selon Bruno Marzloff, qui précisait toutefois que si l'usage de ces services numériques ne cessait d'augmenter, de plus en plus d'usagers manifestaient une réelle méfiance à mesure que leur liberté de choix s'amenuisait et que se multipliaient les scandales liés à l'utilisation illégale de leurs données personnelles.
En parlant des géants du numérique, « c'est intéressant de voir qu'ils avaient jusqu'ici, non pas délaissé la ville puisque Google y est présent depuis longtemps avec Google Maps et Google Street View, mais ne se posaient pas comme des opérateurs à part entière », a souligné Bruno Marzloff. C'est bientôt chose faite puisque Google Sildwalk a remporté un appel d'offre de la ville de Toronto portant sur l'aménagement d'une friche portuaire destinée au réaménagement. « Il s'agit pour eux de faire la démonstration de la capacité d'un opérateur comme Google à être un aménageur de la ville, a estimé le sociologue. Ou comment se servir de la donnée, des algorithmes, de l'intelligence artificielle pour être maître d'un territoire. Il faudra être extrêmement attentif à ce débarquement qui annonce peut-être des ruptures assez considérables dans le territoire urbain ».

FINANCER ET PARTAGER LA ROUTE DE DEMAIN

Imaginer la route de demain, c'est aussi imaginer son financement. La question n'a pas échappé à Bruno Marzloff selon qui « le numérique a rendu très ambigüe la notion de gratuité ». Bien évidemment rien n'est vraiment gratuit, et encore moins la route dont les financements publics ont drastiquement été revus à la baisse ces dernières années. « En l'occurence, le citoyen paie à différents niveaux : il paie en tant que contribuable, en tant qu'usager voire en tant que salarié », a expliqué le sociologue. Toutefois la question du modèle se pose : « Ne pourrait-on pas assister à une forme d'autofinancement dans les développements à venir de la route ? À partir du moment où on considère que la route va produire de l'énergie et de la donnée, peut-on construire un modèle économique autour de cela ? », a interrogé Bruno Marzloff pour qui la question reste complètement ouverte au regard des avancées technologiques (routes chauffantes ou à panneaux photovoltaïques) et des modèles économiques créés par les géants du numérique.
Mais s'engager plus encore vers de tels modèles de villes, de routes, de mobilités, de services et leurs financements, pose inévitablement la question des inégalités territoriales. « Il existe une rupture considérable entre le monde de l'urbain dense et ce qui se passe ailleurs, à des échelles différentes, selon qu'on est dans le péri-urbain, dans le rurbain ou dans le rural », a expliqué Bruno Marzloff qui alertait lors des Assises de la mobilité sur l'enjeu des zones blanches et des déserts de mobilité. Pendant près d'un siècle, rien de vraiment innovant n'a été inventé en matière de transports collectifs, parce que la voiture convenait. D'ailleurs, encore aujourd'hui, beaucoup considèrent qu'elle convient toujours aux enjeux de mobilité, a rappelé le sociologue. Pourtant ce n'est pas forcément ce qu'attendent tous les citoyens et ce n'est pas une réponse durable aux défis environnementaux. Les solutions sont encore à trouver. On sait déjà que le vélo aura une place importante dans ces territoires ».
Le point critique du problème de la congestion automobile, et du « tout automobile », semble avoir été atteint dans la plupart des villes, obligeant les décideurs, gestionnaires, collectivités et constructeurs à prendre le problème à bras le corps. « À partir de là se pose toute une série d'options : on a évidemment en tête celle du véhicule autonome (qu'il s'agisse de voitures autonomes individuelles ou de navettes autonomes collectives et partagées), mais il y a aussi celle du partage des véhicules et du covoiturage, ou encore la combinaison de toutes les offres possibles de transports en un seul service et réseau (« Mobility as a service » et « Mobility as a network »), a ainsi détaillé Bruno Marzloff. Encore faut-il permettre d'articuler toutes ces offres, et pour cela il faut des hub, un maillage dense d'infrastructures et un véritable partage de la route et de la rue par une multitude de modes de transport et de déplacement ». Tout cela doit concourir à l'émergence de propositions alternatives à la voiture individuelle, sans que cela signifie l'abandon de la route, de la rue ou de l'autoroute et de leurs rôles.
Et les équipements de la route dans tout cela ? « Il se passe dans le secteur des équipements de la route ce qui se passe dans de nombreux autres secteurs : un nécessaire dialogue doit être institué et entretenu avec l'ensemble des acteurs environnants. Il faut travailler en concertation et oeuvrer ensemble, selon Bruno Marzloff. Aussi, de nouveaux métiers verront inévitablement le jour dans les années à venir et il est absolument nécessaire d'avoir un œil sur l'ensemble de l'environnement, sur tout ce qui relève du numérique mais aussi sur la maîtrise et l'utilisation de la data ». Enfin, d'autres sujets ont été évoqués au court de l'échange de questions qui a suivie l'intervention du sociologue des mobilités : la transformation du rapport au travail, à ses lieux d'exercices et ses horaires (télétravail, travail mobile, travail nomade, etc.) comme outil supplémentaire pour pallier à la congestion des zones urbaines ; mais aussi l'adaptation nécessaire du design et du rôle des équipements de la route pour répondre aux mutations de l'espace urbain et à l'émergence de nouvelles formes de mobilités.
La conférence a été conclue par Aly Adham, qui a témoigné de sa fierté du modèle industriel français et du secteur des équipements de la route, capables sans aucun doute de faire face aux enjeux sociétaux de demain et de s'adapter aux grands défis environnementaux de ce siècle : « Il ne faut pas se satisfaire de ces acquis, car nos sociétés évoluent très rapidement. Dès aujourd'hui et bien plus encore demain, nous serons amenés à insuffler de plus en plus de transversalité dans nos réflexions, nos métiers et nos savoir-faire ».